QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE IELO c. ITALIE
(Requête no 23053/02)
ARRÊT
STRASBOURG
6 décembre 2005
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Ielo c. Italie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président,
MM. J. Casadevall,
G. Bonello,
R. Maruste,
V. Zagrebelsky,
S. Pavlovschi,
J. Borrego Borrego, juges,
et de M. M. O’Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 15 mars 2005 et 15 novembre 2005,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 23053/02) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet Etat, M. Paolo Ielo (« le requérant »), a saisi la Cour le 6 juin 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Mes C. Bovio et C. Malavenda, avocats à Milan. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. I. M. Braguglia, et par son coagent, M. F. Crisafulli.
3. Le requérant alléguait en particulier que l’immunité reconnue à une députée avait violé son droit d’accès à un tribunal.
4. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
5. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
6. Par une décision du 15 mars 2005, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
7. Le requérant est né en 1961 et réside à Milan. Depuis 1993, le requérant est représentant du parquet de Milan.
A. Les déclarations de Mme Parenti et la plainte du requérant
8. En 1994, le requérant fut entendu par le Conseil supérieur de la magistrature (« le CSM »). Il fit des déclarations et des évaluations sur la méthode de travail d’un autre membre du parquet, Mme Parenti.
9. Mme Parenti avait entre-temps quitté la magistrature ; elle était devenue députée au Parlement italien et présidente de la commission parlementaire chargée d’enquêter sur le phénomène de la mafia. Le 7 mai 1995, le quotidien national « La Repubblica » publia certaines déclarations que Mme Parenti avait faites à l’agence de presse italienne AGI, critiquant la décision du requérant de demander le prononcé d’un non-lieu dans une enquête pénale concernant le financement du parti communiste. Ces déclarations se lisent comme suit :
« Les explications données par M. Ielo au CSM en ce qui concerne l’interruption des investigations et, en conséquence, le prononcé d’un non-lieu sont ridicules et risibles. Je comprends les difficultés qu’un jeune représentant du parquet comme Ielo rencontre lorsqu’il est chargé d’une enquête tellement complexe, ses justifications mettent en évidence sa jeunesse et son inexpérience (…). Je souhaite que les modestes justifications du représentant du parquet M. Ielo soient dictées par son jeune âge et non par sa mauvaise foi, car il est évident que leur caractère est risible pour motiver le prononcé d’un non-lieu dans une procédure tellement importante et déjà complète ».
10. Estimant que les affirmations de Mme Parenti étaient fausses et avaient porté atteinte à sa réputation, le 7 mai 1995 le requérant porta plainte pour diffamation par voie de presse (diffamazione a mezzo stampa).
11. Par une ordonnance du 30 novembre 1995, le parquet de Rome demanda le renvoi en jugement de Mme Parenti devant le tribunal de cette même ville. Lors d’une audience devant le juge de l’audience préliminaire (« le GUP »), le requérant se constitua partie civile. Par une ordonnance du 23 mai 1996, le GUP renvoya Mme Parenti en jugement et fixa la date des débats au 29 avril 1997.
12. Le jour venu, l’avocat de Mme Parenti informa le tribunal que la commission pour les immunités parlementaires (giunta (…) delle immunità parlamentari) de la Chambre des Députés avait proposé à l’assemblée de dire que les déclarations de Mme Parenti, faites dans l’exercice de ses fonctions parlementaires, étaient couvertes par l’immunité prévue à l’article 68 § 1 de la Constitution. Il demanda dès lors la suspension de la procédure jusqu’à la délibération de la Chambre des Députés. Le tribunal de Rome rejeta cette demande.
13. Au cours des débats, le requérant déclara que le non-lieu évoqué par Mme Parenti avait été prononcé en raison du décès de l’accusé. La procédure fut ajournée au 21 octobre 1997, date à laquelle Mme Parenti déclara devant le tribunal qu’elle avait fait les affirmations litigieuses pour répondre aux critiques que le requérant avait formulées lors de l’audition devant le CSM et qui portaient sur la manière où elle avait géré l’enquête sur le financement du parti communiste. Elle affirma n’avoir jamais présenté d’interpellations parlementaires ou d’actes parlementaires préalables portant sur le travail du parquet de Milan ou sur les investigations en question.
14. L’audience destinée aux plaidoiries des parties fut fixée au 23 janvier 1998.
B. La délibération de la Chambre des Députés et la procédure devant la Cour constitutionnelle
15. Par une délibération du 22 octobre 1997, la Chambre des Députés approuva à la majorité la proposition de la commission pour les immunités.
16. Par une ordonnance du 23 janvier 1998, le tribunal de Rome suspendit la procédure et souleva devant la Cour constitutionnelle un conflit entre pouvoirs de l’Etat. Il observa qu’aucune connexité ne pouvait être décelée entre les faits dont Mme Parenti était accusée et l’exercice de ses fonctions parlementaires. Mme Parenti elle-même avait avoué avoir répondu aux critiques du requérant en dehors du cadre de l’activité parlementaire « typique ». Les faits en question s’analysaient plutôt en une querelle personnelle entre une députée et un magistrat et renfermaient un jugement sur les qualités professionnelles et l’honnêteté du requérant. Il s’ensuivait que la Chambre des Députés s’était appropriée des attributions du pouvoir judiciaire et avait appliqué l’immunité parlementaire en dehors des conditions prévues par article 68 de la Constitution. Le tribunal demanda dès lors l’annulation de la délibération du 22 octobre 1997.
17. Par une ordonnance du 30 juin 1998, la Cour constitutionnelle déclara la question soulevée par le tribunal de Rome recevable. La Chambre des Députés se constitua dans la procédure. Le 18 novembre 1998, le requérant demanda d’être autorisé à intervenir dans la procédure.
18. La Chambre des Députés observa que les jugements politiques exprimés hors du Parlement constituaient une projection vers l’extérieur de l’activité parlementaire et tombaient dans le mandat confié pas les électeurs à leurs représentants. Mme Parenti avait donc exercé le droit de critique qui appartient à chaque député, dénonçant, dans le cadre de son activité politique sur la justice, le comportement d’un représentant du parquet.
19. Par un arrêt no 417 du 4 novembre 1999, la Cour constitutionnelle rejeta les arguments du tribunal de Rome et déclara qu’il appartenait à la Chambre des Députés d’affirmer que les déclarations faites par Mme Parenti étaient couvertes par l’immunité prévue à l’article 68 § 1 de la Constitution.
20. Elle observa que l’immunité reconnue aux membres du Parlement visait à garantir le libre exercice des fonctions parlementaires par les représentants du peuple et, donc, la liberté politique du Parlement. Cependant, la fonction parlementaire ne pouvait pas couvrir toute l’activité politique d’un député ou d’un sénateur, car une telle interprétation aurait entraîné le risque de transformer une garantie en un privilège personnel. Dès lors, il fallait vérifier s’il existait une connexion entre la manifestation de l’opinion du député ou du sénateur et les activités parlementaires.
21. La Cour constitutionnelle estima qu’en l’espèce les déclarations de Mme Parenti manifestaient une critique à l’encontre du pouvoir judiciaire quant à l’utilisation du pouvoir d’enquête (potere d’indagine). Elles avaient été prononcées au cours d’un débat politique et en réponse aux critiques que Mme Parenti avait elle-même subies en sa qualité de président de la commission parlementaire chargée d’enquêter sur le phénomène de la mafia. Elles rentraient donc dans l’exercice de ses fonctions parlementaires.
22. Enfin, la Cour constitutionnelle déclara la demande d’intervention du requérant irrecevable pour tardiveté. En effet, elle avait été introduite plus de vingt jours après le 23 septembre 1998, date de la publication de l’ordonnance de renvoi à la Cour constitutionnelle dans le bulletin des lois (Gazzetta Ufficiale).
C. La clôture de la procédure pénale contre Mme Parenti
23. Par un jugement du 11 avril 2000, le tribunal de Rome, se fondant sur l’arrêt de la Cour constitutionnelle, relaxa Mme Parenti car les faits qui lui étaient reprochés n’étaient pas érigés en infraction par la loi.
24. Le requérant se pourvut en cassation. Par un arrêt du 10 décembre 2001, la Cour de cassation déclara qu’elle n’avait pas juridiction à se prononcer sur le pourvoi du requérant.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
25. L’article 68 § 1 de la Constitution et la jurisprudence de la Cour constitutionnelle en matière d’immunité parlementaire sont décrits dans les arrêts Cordova c. Italie (voir Cordova c. Italie (no 1), no 40877/98, §§ 22-27, CEDH 2003-I, et Cordova c. Italie (no 2), no 45649/99, §§ 26-31, CEDH 2003-I).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
26. Le requérant considère que la procédure pénale contre Mme Parenti n’a pas été équitable. Il observe que la délibération de la Chambre des Députés du 22 octobre 1997 et l’arrêt de la Cour constitutionnelle no 417 de 1999 ont méconnu la lettre et l’esprit de l’article 68 § 1 de la Constitution. En effet, ces décisions considèrent comme ayant été exprimées dans l’exercice de fonctions parlementaires des affirmations offensantes adressées à un particulier dans le cadre d’une querelle privée.
Le requérant invoque l’article 6 § 1 de la Convention, qui, dans ses parties pertinentes, se lit comme suit :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (…) par un tribunal (…) qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) ».
A. Arguments des parties
1. Le Gouvernement
27. Le Gouvernement rappelle que l’immunité reconnue aux membres du Parlement pour leurs votes et opinions poursuit le but d’assurer aux représentants du peuple, dans l’exercice de leurs fonctions, la liberté d’expression la plus complète, en marge des limites imposées aux autres citoyens. Toute interférence avec cette liberté devrait être exclue.
28. Ce principe serait d’ailleurs reconnu par toutes les démocraties parlementaires et devrait être considéré comme l’une des règles caractérisant les systèmes démocratiques, où règnent la séparation des pouvoirs et la prééminence du droit. Comme il ne serait pas raisonnable de croire qu’en signant la Convention les Hautes Parties contractantes ont souhaité y renoncer, sa compatibilité avec les droits fondamentaux de l’individu ne saurait être mise en question. Le Gouvernement se réfère, sur ce point, à la jurisprudence développée par la Commission dans les affaires X c. Autriche, Young c. Irlande et Ó’Faolain c. Irlande (voir, respectivement, les requêtes nos 3374/67, 25646/94 et 29099/95, décisions de la Commission des 4 février 1969 et 17 janvier 1996) et par la Cour dans l’affaire Fayed c. Royaume-Uni (arrêt du 21 septembre 1994, série A no 294-B).
29. Le Gouvernement considère que, justifiée par son rattachement à une fonction prévue par la Constitution, l’immunité en question ne se heurte ni au principe de l’égalité des citoyens devant la loi ni à l’interdiction de la discrimination. Elle ne viserait ni à créer une catégorie « privilégiée » ni à permettre aux parlementaires de faire un usage arbitraire de leurs prérogatives. Elle poursuivrait au contraire le but légitime de permettre au Parlement de débattre librement et ouvertement sur toute question concernant la vie publique, sans que ses membres aient à craindre des persécutions ou de possibles conséquences sur le plan judiciaire.
30. De plus, en cas de doute quant à l’applicabilité ou à l’étendue de l’immunité, les délibérations des chambres législatives adoptées en la matière peuvent être contestées par le pouvoir judiciaire devant la Cour constitutionnelle, compétente pour vérifier, dans chaque cas d’espèce, si les opinions incriminées ont été exprimées dans l’exercice de fonctions parlementaires. Pour décider de l’opportunité de saisir la Cour constitutionnelle, les juridictions judiciaires se prononceraient, au moins implicitement, sur le caractère correct et légitime de la délibération litigieuse. En tout état de cause, cette dernière ne pourrait à elle seule priver le juge du fond du pouvoir d’examiner le différend.
31. A la lumière de ce qui précède, le Gouvernement estime qu’aucune restriction au droit du requérant d’accès à un tribunal ne saurait être décelée en l’espèce. Garantissant la possibilité de saisir une autorité judiciaire pour faire statuer sur une contestation relative à un droit de caractère civil, ledit droit à un tribunal n’impliquerait pas l’obligation, pour le juge, de conduire le procès dans le sens souhaité par le demandeur ou d’écarter les questions préliminaires susceptibles d’empêcher une décision sur le fond.
32. En l’espèce, le requérant a pu s’adresser à un tribunal et se constituer partie civile dans la procédure ouverte contre Mme Parenti. L’affaire a ensuite été tranchée par le tribunal de Rome, qui, examinant les faits de manière indépendante et autonome, s’est penché sur la question de savoir si les conditions pour l’application de l’immunité étaient remplies. Le tribunal a notamment estimé que Mme Parenti avait répondu aux critiques du requérant et que ses déclarations n’avaient pas été faites dans l’exercice de ses fonctions. Ainsi faisant, le tribunal aurait évalué la nature, la forme et le contenu des affirmations dénoncées par le requérant, ce qui constituerait un examen du fond de son affaire.
33. Le Gouvernement souligne qu’à la différence des affaires Cordova, dans la présente espèce un conflit entre pouvoirs de l’Etat a été soulevé. Il a été tranché par la Cour constitutionnelle, qui s’est penchée tant sur la légitimité de la délibération parlementaire que sur la question de savoir s’il existait une connexion entre les opinions exprimées par Mme Parenti et ses fonctions parlementaires. Or, d’un côté il appartient aux autorités nationales d’interpréter la législation interne ; de l’autre, il serait tout à fait raisonnable de considérer que les jugements formulés vis-à-vis de l’activité de la magistrature ou d’un magistrat par Mme Parenti, qui à l’époque des faits était la présidente de la commission chargée d’enquêter sur la mafia, étaient fonctionnellement liés à l’exercice du mandat parlementaire.
34. Dès lors, dans la présente espèce, les autorités nationales ont fait usage de tous les outils prévus par le système juridique italien afin d’assurer un juste équilibre entre les exigences légitimes de l’immunité parlementaire et celles de la protection des droits individuels. Ces outils offrent normalement des garanties suffisantes et doivent être réputés conformes à la Convention.
35. Le Gouvernement soutient par ailleurs qu’à supposer même que le requérant ait subi une atteinte à son droit d’accès à un tribunal, celle-ci a de toute façon été légitime et proportionnée. A cet égard, il observe que la jurisprudence récente de la Cour constitutionnelle montrerait que l’étendue de l’immunité parlementaire est maintenant soigneusement ajustée au but poursuivi, la Haute juridiction italienne tenant compte de l’importance de garantir une protection judiciaire des droits fondamentaux à l’honneur et à la réputation de ceux qui s’estiment offensés par les déclarations d’un parlementaire. Dans ces conditions, on ne saurait conclure que le droit des particuliers à un tribunal peut se trouver atteint dans sa substance même, s’agissant, tout au plus, d’une réglementation dudit droit rentrant dans la marge d’appréciation devant, en la matière, être reconnue aux États contractants.
2. Le requérant
36. Le requérant s’oppose aux thèses du Gouvernement. Il estime que son affaire est identique aux affaires Cordova, dans lesquelles la Cour a conclu à une violation de l’article 6 § 1 de la Convention au motif que l’immunité parlementaire avait été octroyée en relation à des affirmations n’étant pas liées à l’exercice de fonctions parlementaires stricto sensu et paraissant s’inscrire dans le cadre d’une querelle entre particuliers.
37. Selon le requérant, le tribunal de Rome n’a pas évalué la nature, la forme et le contenu des déclarations de Mme Parenti. Après la délibération de la Chambre des Députés, le tribunal disposait seulement de deux options : prononcer un non-lieu ou soulever devant la Cour constitutionnelle un conflit entre pouvoirs de l’Etat. Le tribunal ne pouvait donc pas examiner le bien-fondé de sa plainte.
38. Le requérant rappelle qu’aux termes de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle la « fonction parlementaire » ne peut pas couvrir toute l’activité politique d’un député ou d’un sénateur, en particulier lorsque ceux-ci s’expriment hors du Parlement et avec l’intention de mépriser l’un de leurs adversaires. Or, Mme Parenti elle-même avait précisé avoir fait les déclarations litigieuses pour répondre aux critiques du requérant concernant la manière où elle avait géré l’enquête sur le financement du parti communiste. En outre, elle n’avait jamais présenté d’interpellations parlementaires ou d’actes parlementaires préalables portant sur cette question.
B. Appréciation de la Cour
39. Dans sa décision sur la recevabilité de la requête, la Cour a estimé que la requête posait avant tout la question de savoir si le requérant avait pu exercer son droit, garanti par l’article 6 de la Convention, d’accès à un tribunal (voir Golder c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1975, série A no 18, pp. 17-18, §§ 35-36 ; Cordova c. Italie (no 1), no 40877/98, § 47, CEDH 2003-I ; Cordova c. Italie (no 2), no 45649/99, § 48, CEDH 2003-I ; De Jorio c. Italie, no 73936/01, § 40, 3 juin 2004).
1. Sur l’existence d’une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit d’accès à un tribunal
40. La Cour rappelle que, d’après sa jurisprudence, l’article 6 § 1 consacre le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir le tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect (Osman c. Royaume-Uni, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, p. 3166, § 136). Ce droit ne vaut que pour les « contestations » relatives à des « droits et obligations de caractère civil » que l’on peut dire, au moins de manière défendable, reconnus en droit interne (voir, entre autres, James et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1986, série A no 98, pp. 46-47, § 81, et Powell et Rayner c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février 1990, série A no 172, p. 16, § 36).
41. En l’espèce, la Cour relève que, s’estimant diffamé par les affirmations de Mme Parenti, le requérant avait porté plainte à l’encontre de la parlementaire en question et s’était constitué partie civile dans la procédure pénale qui avait par la suite été entamée. Dès lors, celle-ci portait sur un droit de caractère civil – à savoir le droit à la protection de sa réputation – dont le requérant pouvait, d’une manière défendable, se prétendre titulaire (Tomasi c. France [GC], no 47287/99, §§ 57-75, CEDH 2004-I, Cordova (nos 1 et 2) précités, respectivement § 49 et § 50, et De Jorio précité, § 42).
42. La Cour note ensuite que, par sa délibération du 22 octobre 1997, la Chambre des Députés a déclaré que les affirmations de Mme Parenti étaient couvertes par l’immunité consacrée par l’article 68 § 1 de la Constitution (voir paragraphes 12 et 15 ci-dessus), ce qui empêchait de continuer toute procédure pénale ou civile visant à établir la responsabilité de la parlementaire en question et à obtenir la réparation des dommages subis.
43. Il est vrai que, comme l’affirme le Gouvernement, la légitimité de ladite délibération a fait l’objet d’un examen d’abord du tribunal de Rome (paragraphe 16 ci-dessus), puis de la Cour constitutionnelle qui, dans son arrêt no 417 de 1999, a estimé que les déclarations de Mme Parenti étaient l’expression d’une critique à l’encontre du pouvoir judiciaire prononcée au cours d’un débat politique et donc dans l’exercice d’une fonction parlementaire (paragraphes 19-21 ci-dessus).
44. On ne saurait toutefois comparer de telles appréciations à une décision sur le droit du requérant à la protection de sa réputation, ni considérer qu’un degré d’accès au juge limité à la faculté de poser une question préliminaire suffisait pour assurer au requérant le « droit à un tribunal », eu égard au principe de la prééminence du droit dans une société démocratique (Cordova (nos 1 et 2) précités, respectivement § 52 et § 53, De Jorio précité, § 53, et, mutatis mutandis, Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 58, CEDH 1999-I). A ce sujet, il convient de rappeler que l’effectivité du droit en question demande qu’un individu jouisse d’une possibilité claire et concrète de contester un acte portant atteinte à ses droits (voir Bellet c. France, arrêt du 4 décembre 1995, série A no 333-B, p. 42, § 36). Dans la présente affaire, à la suite de la délibération du 22 octobre 1997, doublée de la déclaration de la Cour constitutionnelle selon laquelle il appartenait à la Chambre des Députés d’affirmer que les déclarations faites par Mme Parenti étaient couvertes par l’immunité prévue à l’article 68 § 1 de la Constitution, les poursuites entamées contre Mme Parenti ont été classées, et le requérant s’est vu priver de la possibilité d’obtenir quelque forme de réparation que ce soit pour son préjudice allégué.
45. Dans ces conditions, la Cour considère que le requérant a subi une ingérence avec son droit d’accès à un tribunal (voir, mutatis mutandis, Cordova (nos 1 et 2) précités, respectivement §§ 52-53 et §§ 53-54, et De Jorio précité, §§ 45-47).
46. Elle rappelle néanmoins que ce droit n’est pas absolu, mais peut donner lieu à des limitations implicitement admises. Néanmoins, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Khalfaoui c. France, no 34791/97, §§ 35-36, CEDH 1999-IX, et Papon c. France, no 54210/00, § 90, 25 juillet 2002, non publié ; voir également le rappel des principes pertinents dans Fayed c. Royaume-Uni, précité, pp. 49-50, § 65).
2. But de l’ingérence
47. La Cour relève que le fait pour les Etats d’accorder généralement une immunité plus au moins étendue aux parlementaires constitue une pratique de longue date, qui vise à permettre la libre expression des représentants du peuple et à empêcher que des poursuites partisanes puissent porter atteinte à la fonction parlementaire. Dans ces conditions, la Cour estime que l’ingérence en question, qui était prévue par l’article 68 § 1 de la Constitution, poursuivait des buts légitimes, à savoir la protection du libre débat parlementaire et le maintien de la séparation des pouvoirs législatif et judiciaire (voir A. c. Royaume-Uni, no 35373/97, §§ 75-77, CEDH 2002-X, Cordova (nos 1 et 2) précités, respectivement § 55 et § 56, et De Jorio précité, § 49).
48. Il reste à vérifier si les conséquences subies par le requérant étaient proportionnées aux buts légitimes visés.
3. Proportionnalité de l’ingérence
49. S’agissant des principes généraux concernant la proportionnalité des ingérences en matière d’immunité parlementaire, la Cour renvoie tout d’abord à la jurisprudence qu’elle a dégagée dans les affaires Cordova c. Italie (Cordova (nos 1 et 2) précités, respectivement §§ 57-61 et §§ 58-62).
50. En l’espèce, la Cour relève que, prononcées dans le cadre d’une interview avec une agence de presse, et donc en dehors d’une chambre législative, les déclarations litigieuses de Mme Parenti n’étaient pas liées à l’exercice de fonctions parlementaires stricto sensu, paraissant plutôt s’inscrire dans le cadre d’une querelle entre particuliers. A cet égard, la Cour souligne que Mme Parenti elle-même a déclaré devant le tribunal de Rome que ses déclarations visaient à répondre aux critiques que le requérant lui avait portées lors de l’audition devant le CSM et qu’elle n’avait jamais présenté d’interpellations parlementaires ou d’actes parlementaires préalables portant sur le travail du parquet de Milan ou sur les investigations menées par le requérant (paragraphe 13 ci-dessus). Or, dans un tel cas, on ne saurait justifier un déni d’accès à la justice par le seul motif que la querelle pourrait être de nature politique ou liée à une activité politique (voir, mutatis mutandis, Cordova (no 2) précité, § 63, et De Jorio précité, § 53).
51. De l’avis de la Cour, l’absence d’un lien évident avec une activité parlementaire appelle une interprétation étroite de la notion de proportionnalité entre le but visé et les moyens employés. Il en est particulièrement ainsi lorsque les restrictions au droit d’accès découlent d’une délibération d’un organe politique. Conclure autrement équivaudrait à restreindre d’une manière incompatible avec l’article 6 § 1 de la Convention le droit d’accès à un tribunal des particuliers chaque fois que les propos attaqués en justice ont été émis par un membre du Parlement (Cordova (nos 1 et 2) précités, respectivement § 63 et § 64, et De Jorio précité, § 54).
52. La Cour estime qu’en l’espèce la relaxe rendue en faveur de Mme Parenti et la décision de paralyser toute autre action tendant à assurer la protection de la réputation du requérant n’ont pas respecté le juste équilibre qui doit exister en la matière entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu.
53. La Cour attache également de l’importance au fait qu’après la délibération de la Chambre des Députés du 22 octobre 1997 et le prononcé de l’arrêt de la Cour constitutionnelle no 417 de 1999, le requérant ne disposait pas d’autres voies raisonnables pour protéger efficacement ses droits garantis par la Convention (voir, a contrario, Waite et Kennedy c. Allemagne, précité, §§ 68-70, et A. c. Royaume-Uni précité, § 86).
54. A cet égard, la Cour rappelle que dans les affaires Cordova et De Jorio, elle avait noté que la jurisprudence de la Cour constitutionnelle avait connu une certaine évolution et que la haute juridiction italienne estimait désormais illégitime que l’immunité soit étendue à des propos n’ayant pas de correspondance substantielle avec des actes parlementaires préalables dont le représentant concerné pourrait passer pour s’être fait l’écho (Cordova (nos 1 et 2) précités, respectivement § 65 et § 66, et De Jorio précité, § 56). Cette évolution a été soulignée également par le Gouvernement dans ses observations (paragraphe 35 ci-dessus). Il n’en demeure pas moins que dans la présente affaire la Cour constitutionnelle a estimé que des propos qui aux yeux de la Cour étaient formulés dans le cadre d’une querelle entre particuliers et n’étaient pas liés à un acte parlementaire préalable (paragraphe 50 ci-dessus) rentraient dans l’exercice de « fonctions parlementaires » et étaient couverts par l’article 68 § 1 de la Constitution.
55. Il n’appartient pas à la Cour – le Gouvernement le souligne à juste titre – de se pencher sur l’exactitude de cette interprétation en droit interne. En effet, c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et aux tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, arrêt du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 290, § 33, et Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, p. 3255, § 43). En revanche, le rôle de la Cour est celui de vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Cordova (no 1) précité, § 57, et Kaufmann c. Italie, no 14021/02, § 33, 19 mai 2005). Sans examiner in abstracto la législation et la pratique pertinentes, elle doit rechercher si la manière dont elles ont touché le requérant a enfreint la Convention (voir, mutatis mutandis, Padovani c. Italie, arrêt du 26 février 1993, série A no 257-B, p. 20, § 24). Or, comme la Cour vient de le constater (paragraphe 52 ci-dessus), l’entrave au droit d’accès à la justice du requérant n’a pas été, en l’espèce, proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
56. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation du droit d’accès à un tribunal garanti au requérant par l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
57. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
58. Le requérant considère avoir subi un préjudice moral à cause de l’impossibilité d’obtenir qu’une juridiction statue sur l’atteinte alléguée à son droit à jouir d’une bonne réputation. Il sollicite l’octroi d’une somme non inférieure à 10 000 euros (EUR).
59. Sans le chiffrer, le requérant allègue également un préjudice matériel, dû au non-redressement du tort subi et aux répercussions négatives que les déclarations de Mme Parenti ont eues sur son image de magistrat et sur la possibilité de se voir confier des fonctions ou des missions dans le cadre de son activité professionnelle.
60. Le Gouvernement considère que le constat d’une violation fournirait en soi une satisfaction équitable suffisante. En tout état de cause, la somme réclamée par le requérant est manifestement disproportionnée, compte tenu de la nature du différent entre l’intéressé et Mme Parenti, qui s’inscrivait dans une polémique opposant certains magistrats ou anciens magistrats au monde politique.
61. Quant au préjudice matériel, le Gouvernement rappelle que la carrière des magistrats est caractérisée par des automatismes et que le requérant n’a subi aucune perte d’opportunités ou de gains en conséquence des affirmations de Mme Parenti. En particulier, il n’a pas été soumis à une procédure disciplinaire ou de mutation de siège pour « incompatibilité environnementale ».
62. La Cour rappelle qu’elle est en mesure d’octroyer une réparation pécuniaire au titre de la satisfaction équitable prévue par l’article 41 lorsque la perte ou les dommages réclamés ont été causés par la violation constatée, l’Etat n’étant par contre pas censé verser de l’argent pour les dommages qui ne lui sont pas imputables (voir Perote Pellon c. Espagne, no 45238/99, § 57, 25 juillet 2002).
63. En l’espèce, la Cour a constaté une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, dans la mesure où le requérant n’a pas pu avoir accès à un tribunal pour obtenir une décision sur l’atteinte alléguée à sa réputation. Cette constatation n’implique pas nécessairement que la procédure interne aurait abouti à la condamnation de Mme Parenti au pénal ou au paiement des dommages-intérêts (voir, mutatis mutandis, De Jorio précité, § 62).
64. La Cour ne considère pas approprié d’octroyer une compensation au requérant pour les pertes alléguées. Aucun lien de causalité ne se trouve en effet établi entre la violation constatée et les répercussions négatives sur la vie professionnelle de l’intéressé (De Jorio précité, § 63).
65. La Cour juge en revanche que le requérant a subi un tort moral certain. Eu égard aux circonstances de la cause et statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, elle décide de lui octroyer la somme de 8 000 EUR
B. Frais et dépens
66. Se fondant sur une « note des frais, droits et honoraires », le requérant demande 5 824,81 EUR pour les frais de la procédure devant la Cour.
67. Le Gouvernement considère ce montant excessif. Il s’en remet à la sagesse de la Cour.
68. Eu égard aux circonstances de la cause, la Cour décide qu’il convient d’accorder au requérant la somme (5 824,81 EUR) réclamée par lui pour la procédure devant elle.
C. Intérêts moratoires
69. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
2. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 8 000 EUR (huit mille euros) pour dommage moral ;
ii. 5 824,81 EUR (cinq mille huit cent vingt-quatre euros et quatre-vingt-un centimes) pour frais et dépens ;
iii. tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur lesdites sommes ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
3. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 Décembre 2005 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O’Boyle Nicolas Bratza
Greffier Président
ARRÊT IELO c. ITALIE
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